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Titel
1977. Eine kurze Geschichte der Gegenwart


Autor(en)
Sarasin, Philipp
Erschienen
Berlin 2021: Suhrkamp Verlag
Anzahl Seiten
505 S.
Preis
€ 32,00
von
Olivier Meuwly

Est-il pertinent d’aborder l’histoire d’une période à travers la lorgnette d’une année particulière? La question prend une ampleur plus grande encore lorsque la date retenue par Philipp Sarasin, en l’occurrence l’an 1977, ne semble a priori pas particulièrement centrale dans la chronologie de notre dernier demi-siècle. Aucun événement symbolique n’est attaché à cette année-là. L’auteur ne s’abandonnerait-il dès lors pas à un regrettable arbitraire chronologique, à une artificialité déconnectée de l’évidente complexité qui dessine la trame historique, qu’elle soit lointaine ou proche? N’accorderait-il pas trop de place à un aléatoire nourri de coïncidences qui mériteraient des traitements plus subtilement différenciés?

En réalité, Philipp Sarasin profite du «prétexte» de cette date pour offrir un vaste et profond panorama de la fin des années 70 du XXe siècle, que la méthode choisie permet de présenter de façon originale, en multipliant les angles de vue. En partant d’une date pour, au gré de l’exposé, élargir la réflexion, il pénètre les enjeux qui émergent alors par un examen serré de leurs causes plus ou moins anciennes et de leurs conséquences dont les effets peuvent parfois se prolonger jusqu’à aujourd’hui. Adossant son raisonnement historique à une année comme point de référence, l’auteur rappelle que l’histoire s’inscrit dans une chronologie dans laquelle, par nature, les événements se télescopent, à travers un réseau de liens de cause à effet dans des corrélations souvent passionnantes. Nous avons nous-même opté pour une approche similaire en créant, à l’imitation d’une célèbre collection de l’éditeur français Le Seuil, la série «Les Grandes dates» auprès du Savoir suisse, édité par les Presses polytechniques et universitaires romandes sises à l’EPFL, une série qui se propose de revoir l’histoire de la Suisse selon ses grandes dates en dépassant
les mythes auxquels elles pourraient être identifiées.

L’auteur a décidé d’ouvrir les cinq chapitres qui composent son ouvrage en se penchant sur cinq personnalités décédées en 1977. Celles-ci incarnent, d’une certaine manière, les dimensions contenues dans l’année qui donne son titre au livre. Il s’agit du philosophe allemand Ernst Bloch, de l’activiste antiraciste et combattante des droits de l’homme américaine Fannie Lou Hammer, de la romancière franco-américaine Anaïs Nin, du poète français Jacques Prévert et de l’économiste et homme politique allemand Ludwig Erhard. Tous, à leur façon, dans leurs parcours de vie et leurs engagements, se sont révélés les porteurs des espoirs, des idées, des inventions, des revendications diverses d’une période en train de traduire dans le quotidien des peuples les idéaux hérités des utopies nées une décennie plus tôt. Des idéaux condensés dans une autre année «charnière», devenue symbolique de tout un mouvement à la fois politique et culturel: 1968.

Au moment où décède ce marxiste convaincu qu’est Bloch, de profondes mutations sont en train de s’emparer du monde de la philosophie, dans lequel infusent les influences «soixante-huitardes». Le rêve du Grand Soir tend à s’estomper dans le sang répandu par la bande à Baader, le marxisme s’enfonce dans une crise majeure, le refus du matérialisme dont la société occidentale semble inexorablement prisonnière va emprunter d’autres chemins, avec l’écologisme qui s’installe comme force politique. L’idée d’égalité demeure et mais est exploitée sur d’autres fronts: Hammer se bat pour elle, au nom des droits civiques. Nin représente un aspect de 68 dans la redéfinition de la liberté qu’elle suggère à travers une sexualité débridée, image d’un rejet des contraintes que la société bourgeoise est accusée d’imposer à des jeunes générations en quête d’un nouveau dialogue avec le monde et avec elles-mêmes. Ami des surréalistes, Prévert surgit comme le héraut d’une société qui, en déconstruisant les modèles du passé, reconstruit un présent où la machine aspire à la créativité la plus débordante: l’essor de l’informatique, qui débute réellement à la fin des années 70, sublimera cette évolution. Enfin, Erhard, par sa foi dans le libéralisme économique, montre que l’élan libertaire que les «seventies» transcendent ne s’arrête pas au corps désinhibé et aux élucubrations des hippies: contre le matérialisme si dénoncé, l’ambition financière est omniprésente et les individus entendent également accéder à plus de liberté par ce biais.

Nous avons déjà évoqué l’année 1968. En fait, elle est centrale et on remarque rapidement que tous les phénomènes qui se cristallisent à la fin des années 1970 en sont la suite logique. Étude d’histoire culturelle et sociale avant tout, le livre de Philipp Sarasin offre en effet une analyse des conséquences du tourbillon libertaire qui s’empare de la fin des «sixties» et dévoile les innombrables pistes dans lesquelles elles se faufilent. 1977, dans la dimension symbolique que l’auteur lui accorde, couronne en réalité l’individu dont rien ne peut désormais entraver le plein épanouissement, l’entière liberté, la «singularité», pour reprendre une notion que le sociologue Andreas Reckwitz a théorisée et à laquelle l’auteur se réfère souvent. La psychologisation de la société est en cours, entre lutte contre toute forme de domination et appel à divers ésotérismes… Le cadre «psychophilosophique » de la transformation du rapport à l’individu et à soi, que 68 a amorcée et que «77» a «explosée», est tracé et, à bien des égards, comme l’expose Philipp Sarasin, conditionne notre actualité.

Sarasin montre bien combien les politiques de l’identité, de genre ou ethniques, qui parcourent avec force, un demi-siècle plus tard, nos années 2020 si agitées, ont pris naissance dans le culte de l’individualité modelé à cette époque. Sans doute pourra-t-on peutêtre reprocher à l’auteur d’avoir peu exploré comment les événements et phénomènes qu’il décrit ont contribué à redéfinir les comportements politiques. Et, corollaire de ce qui précède, d’avoir insuffisamment creusé les liens entre la liberté «spirituelle» à l’ordre du jour des années 70 et la liberté économique, matrice du néolibéralisme que l’on peut en effet critiquer, mais qui constitue aussi une réponse, et peu importe qu’elle soit plus libertarienne que libertaire, à certains dysfonctionnements de l’État «classique» d’après-guerre. Il n’empêche: ce livre constitue, à travers le prisme d’une année-repère, une fresque fascinante d’une décennie qu’il s’agit de comprendre dans tous ses recoins si l’on veut véritablement commencer à comprendre notre actualité.

Zitierweise:
Meuwly, Olivier: Rezension zu: Sarasin, Philipp: 1977. Eine kurze Geschichte der Gegenwart, Berlin 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(1), 2023, S. 102-103. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00120>.